Ça me fait drôle de dire « mes zumains », tant je n’ai pas vraiment le sentiment qu’ils m’appartiennent. Oh, je ne suis pas de ces animaux méprisants qui considèrent les autres espèces animales comme forcément inférieures. Certes, le zumain, malgré son appellation manque singulièrement de numanité mais il mérite quand même sinon notre estime, au moins notre respect. Pour ma part, je me refuse à être leur « maître » et nous vivons davantage une sorte de cohabitation plutôt qu’une adoption au sens où l’entendent généralement heu… ceux qui en parlent, quoi ! De plus, je les laisse totalement libres de leurs mouvements, il leur arrive d’ailleurs très fréquemment de quitter la maison. Parfois même plusieurs jours. Sans donner de nouvelles. Mais je sais que ce sont les petites peines que je dois accepter si je veux aussi avoir le bonheur de les voir gambader dans le salon où s’avachir mollement devant la télévision bière à la main. Ah les joies de la chaternité ! En toute franchise, de moi je n’y aurai pas songé mais, maintenant qu’ils sont là, je suis très contente de mes zumains.
Je n’ignore pas que, livrés à eux-mêmes, en pleine nature, ils seraient surement voués à une mort certaine. Ils ont perdu leur instinct animal et, ne sachant surement plus chasser sans son chien, seraient à la merci du premier prédateur venu. Il faut cesser de considérer nos frères humains comme de simples objets ou de vulgaires garde-manger. L’homo-domesticus a droit à toute notre considération. Eux-mêmes pratiquent suffisamment la ségrégation entre eux pour que nous n’agissions de même. Montrons-nous plus civilisés
C’EST QUAND QU’ON SORT ? Ça fait déjà un bail que ça me démange les coussinets ! L’extérieur, je ne le vois que de ce coté-ci de la fenêtre. Coté cour ou coté jardin, toujours le même espoir brisé, le même rêve d’évasion envolé. Je suis une princesse prisonnière tout en haut de sa tour d’ivoire. Il fut un temps pourtant, où j’avais droit au jardin. Certes pas bien grand mais suffisant pour y promener mes douces pattes et essayer mes crocs sur le tronc du rosier.Mais on parle de travaux, du voisin en chantier et de trous dans tous les murs. Et ce prétexte suffit à me cantonner dans mes appartements sans pouvoir mettre un bout de moustache dehors. Tout ça ressemble très fort à un durcissement des mesures sécuritaires que je trouve particulièrement inquiétant. Prisonnière donc de l’avancée des travaux, j’attends cet heureux jour où je pourrait enfin me dorer la pilule à la lueur d’un rayon et cavaler dans les hautes herbes La dictature du moment réduit mes choix personnels. Hélas, le zumain, dès qu’on lui lâche un peu de pouvoir s’en enivre aussitôt et devient un monstre d’autoritarisme.
Et il n’est malheureusement pas rare d’en voir parvenir au sommet bardé de bons sentiments pour, une fois en place, appliquer tout l’inverse. Et ça prétend gouverner tout un état quand ça arrive à peine à administrer une ville ? A-t-on déjà vu quelque seigneur matou revendiquer territoire aussi grand ? Non, bien sur, cela consisterait à péter plus haut que son cul. Que nous avons fort bas en vérité… pour mieux se le renifler !
Ne vous méprenez pas, ce n’est pas pour vamper mes fans qui connaissent déjà mon incroyable séduction naturelle, c’est juste que je fais un stage de Reterritorialisation Olfactive Appliquée. Bon, je vous passe le jargon technique qui risque de vous perdre…
En clair, il s’agit de déposer délicatement ses odeurs pour marquer son territoire. Un peu comme si mon zumain pissait sur les draps pour signifier que c’est son lit. Personnellement, je trouve cette coutume très charmante et je m’étonne que -pour une fois- les zoms ne nous ait pas copié notre système de géolocalisation. Cela éviterait pourtant bien des guerres puisqu’il leur suffirait de faire pipi sur les frontières pour que chacun s’y reconnaisse.
Attention, il s’agit d’une opération beaucoup plus délicate qu’il n’y parait puisqu’il s’agit de ne pas mélanger les fragrances. Et le frottage requiert une gymnastique très particulière. Enfin, je viens de démarrer la formation. Je vous en reparlerai d’ici quinze jours, quand on me délivrera mon diplôme.
Certains prennent un chat parce qu’ils ne peuvent pas avoir de bébé, d’autres parce que c’est le cadeau le plus original qu’ils ont trouvé pour le noël de leur gosse, d’autres enfin pour qui la pauvre bête sert d’alibi permanent. Je crains d’appartenir à cette troisième catégorie. Dès qu’ils perdent quelque chose, au moindre objet égaré, c’est comme une litanie dans la maison: « Crevette, qu’as tu fait de mon stylo ? », « Crevette où est ma gomme? », « …Qui a bouffé mon cahier ? » Enfin, vous voyez le genre! À la limite, je trouve ça un peu humiliant cette suspicion permanente. Un peu facile de tout me mettre sur le dos au lieu d’admettre qu’ils n’arrêtent pas de perdre leurs affaires. Et tout ça pourquoi?
Parce que, faut pas croire, j’ai mon petit trésor, moi: – Trois stylos à bille bleu, un stylo à bille noir, trois crayons HB, quatre bouts de gomme, huit pinces à linge, deux billes, une boulette de papier froissé et un morceau de je-sais-même-pas-ce-que-c’est Voilà pour l’inventaire de mon petit magot. Mais, je tiens à préciser que tout ceci m’appartient de façon le plus légal. Ce sont des butins de guerre, des prises effectuées au cours d’audacieuses campagnes de guérillas en milieu domestique. J’ai pris de terribles risques pour les obtenir, n’hésitant pas à monter sur la table ou à fouiller dans les placards.
Alors si vous aviez le moindre lien de parenté avec l’un de ces objets, considérez-vous comme définitivement orphelin. Oui, je sais, je sais ce que vous allez me dire: « C’était un cadeau de ma grand mère… c’est avant tout sentimental » Et je compatirais sincèrement à votre petit malheur mais, que voulez-vous, la vie est dure. Et, pour tout dire, moi-même ne m’a-t-on pas enlevée à ma famille alors que je n’étais qu’une fragile enfant? Qui sait si, privée de la sorte du sein maternel je n’ai pas développé une psychose ultra-utérine à tendance pathogène. Parce que c’est bien connu que « là où ça pathogène, y a pas de plaisir »
À quoi bon trainer galeries et expos quand on peut visiter tous les plus beaux musées du monde en ligne. Je poursuivrais donc avec cette série de matous bien princiers.
Par contre, je ne sais plus qui en est l’auteur. Si quelqu’un a la réponse, qu’il n’hésite pas à se manifester…
ÇA Y EST, J’AI COMPRIS !!! Ce petit bout de lanière bleue dont ils veulent absolument m’affubler -et qui m’insupporte au plus haut point- s’appelle en fait un « Narnais« . C’est, j’ai bien cru le deviner, la condition sinon quoi naine(1)pour qu’on m’ouvre la porte. Il doit exister un mécanisme caché qui unit les deux et je n’ai pas encore saisi toute la logique du processus mais il me faut bien accepter ce costume ridicule pour que l’ensemble fonctionne. Ça oui, j’ai capté !
Et ce n’est pas de gaité de cœur, je dois l’avouer tant je trouve ça affreusement laid et, pis encore, visiblement trop grand pour moi. Oh, je dirais, facilement une ou deux tailles au-dessus et ce qui devrait me maintenir délicatement la poitrine (que j’ai délicieusement naissante) me tombe lourdement sur les hanches (que j’ai agréablement fines), ce qui est une hérésie en regard des diktats de la Mode Contemporaine et des exigences vestimentaires relatives à la condition féline. Une sorte de string en somme puisqu’il y a plus de ficelle que de tissu. Me prendrait-on pour une allumeuse? Oh j’ai bien, aux fins fonds de mes tiroirs, une série de photographies où on me voit parée de cet accoutrement grotesque mais je n’ose vous les présenter tant je m’y trouve à mon désavantage. (2) Non mais faut voir le look que je me tape avec ce machin, franchement les copines, ça craint grave ! Néanmoins, ce narnais (disais-je ?) constitue la première étape de l’opération « Droit de Sortie ». Un chainon essentiel puisque c’est là-dessus que s’accroche une autre lanière, bleue également mais nettement plus longue, elle-même fixée par son autre extrémité à un boude ficelle, noire cette fois, et qui se noue, à son tour, à un petit fil de fer qui -enfin- se suspend au crochet de la porte. Bref, un truc qui, quand ils se tiennent tous par la main et s’étirent chacun de tout leur long, parvient à une longueur suffisamment importante pour dégourdir mes petites pattes et venir renifler jusqu’à la fenêtre du voisin. Une distance appréciable pour une toute première sortie, j’en conviens.
Oh non, je ne suis pas une aventurière, c’est un fait mais ce n’est pas une raison pour me traiter de pleutre et de pétocharde comme le fait Grand-Asperge en se bidonnant grassement. Je me qualifierai plutôt de prudente et mesurée. Je sais me contenter de mon petit bout de paillasson où je demeure de longues minutes quasiment immobiles, juste à laisser frémir mes moustaches au fil de cette douce brise d’hiver. Sous cette apparente immobilité, je n’ignore pas que les passants -et d’éventuels prédateurs- me prennent pour une statue, ce qui me permet d’étudier le terrain à mon aise et de préparer mes prochains plans d’évasion. Car, vous l’aviez compris, je compte bien profiter de cette occasion pour… mais, je vous en reparlerai. Pour le moment, toute à ma concentration, j’observe l’extérieur pour la toute première fois et ça ressemble assez fidèlement, à ce que j’en percevais de l’autre coté de la fenêtre. Sans les traces de doigts.
Et voyez comme cette pression de neurones à froid est efficace: je commence à piger. Il y a ce grand ruban gris au milieu qui semble être l’espace où circulent ces grosses machines dont j’ai parlé plus haut (pour simplifier, appelons-les « Grosses Machines ») Mais, sur les bords dudit ruban, des espaces plus petits et plus clairs, recouverts par endroits d’une maigre verdure, où je peux être en sécurité, à la condition que je me tasse et me pelotonne le plus possible pour que les Grosses Machines ne me voient pas quand elles passent à toute allure en vrombissant. J’y ai découvert ça et là quelques petites crottes qui me laissent à penser qu’il doit y avoir une (sinon plusieurs) présence(s) animales dans le secteur. Par commodité, je nommerai donc ces bords de route des Crottoirs.
Le plus embêtant, ce sont ces gros engins qui passent en poussant leurs affreux rugissements. « Comme un bruit de moteur », vous expliqueront ces spécialistes qui adorent étaler leur science pour épater la galerie. Du genre Grand-Asperge qui ne perd jamais une occasion de ramener sa fraise. Il a tiré sa chaise dans la rue. Il fait semblant d’écrire mais je sais bien qu’il me surveille. Comme si j’allais me débiner alors que je connais même pas le quartier, comme s’il craignait un accident. Oh, j’ai très bien compris que tout ton assemblage et tes roclites de ficelles limitaient ma marge d’expansion. Je crois qu’ils ont une zapette, j’essaierai de changer de chaine à l’occasion. Pour le moment, je profite de mes tous premiers instants de liberté.
Hélas, tout ceci n’a qu’un temps et mon zumain a profité que je sois rentrée pour refermer la porte subrepticement. D’ailleurs, je ne suis pas certaine que ce soit si subreptice puisque j’avais le dos tourné mais je trouve ce mot tellement joli que je ne voulais pas louper une occasion de le placer. Ceci fait, m’ayant privé de mon complément d’évasion, Grand-Asperge a passé plus de vingt minutes à défaire tous les noeuds qui me maintenaient prisonnière à la table de cuisine. Quand je vous disais les esprits tordus et tortueux de Fil Defer et Boude Ficelle.
ET MAINTENANT ? (…)C’est malin, maintenant, je reste de longues heures le museau collé à la fenêtre à regarder dehors. Je pense que je ressens déjà le manque de cette liberté toute nouvelle. Et cette sensation me devient parfois si insupportable que je me surprends à chouiner derrière la porte, moi qui me faisait un honneur de ne jamais émettre le moindre miaulement. C’est comme une obsession, une idée fixe qui ne cesse de me poursuivre: cette image de verdure et de brise mêlées me manque. Serais-je tombé sans m’en rendre compte dans les affres de la drogue ?
(*) NOTA: (1):Je ne sais pas vraiment ce que signifient ces mots. Il s’agit d’une locution latine de l’époque des chats romains, qui veut dire un truc du genre que t’as pas le choix (2)Ou alors, seulement si vous insistez !
Je le vois ramasser ses épingles, qu’il trie consciencieusement, une à une, avant de les ranger dans des petites boites séparées. Encore un de ses petits jeux en solitaire, j’imagine.
Moi, pour l’instant, je ne bouge pas, je ne dis rien, je le laisse faire. À peine si je remue les oreilles pour ne pas faire de courants d’air. Ce sera tellement plus rigolo quand les boites seront pleines.
(…) Déjà quarante minutes qu’il tire la langue, rivé à son ouvrage, c’est fou la tension qu’il y met. Je sens qu’on doit approcher du final: je m’échauffe lentement. Mais de l’intérieur, pour rester discrète. C’est à dire que je ne remue que le bout de la truffe et, un observateur averti pourrait voir vibrer mes vibrisses. Mais lui ne doit rien en voir puisqu’il me tourne le dos. Plus subite sera la surprise! Il semble fier d’ailleurs puisqu’il s’en vante auprès de Mouchodoit: – « Purée, presque une heure à trier ces saletés d’aiguilles, j’en ai ma claque. Enfin ça fera plus clean dans la boite à couture. »
Alors, c’est là que j’entre en scène. Je vous avais dis que je me tenais en arrière pour pas qu’il me voit. C’était aussi -et surtout- pour prendre mon élan et, dès qu’il s’est levé de sa chaise, pour m’élancer -gracieusement- du petit meuble à l’évier, puis sauter -acrobatiquement- jusqu’à la table pour y glisser -harmonieusement- sur tout le long de la nappe et emporter en bout de table et en un élégant mouvement, les petites boites qui, une à une, chutent au sol -mélodieusement- pour s’y renverser.
C’est dommage personne n’avait enclenché la musique et il y manquait cette petite touche épique comme dans les séries américaines mais, croyez-moi que cela a tout de même produit son petit effet.
Personnellement, je trouvais ces centaines, que dis-je ces milliers de petites aiguilles dispersées sur le sol d’une beauté indéfinissable. Une œuvre digne d’être présentée dans une galerie ou un FRAC.
Mais, au lieu de se réjouir de cette fulgurance esthétique, de cette apparition aussi éphémère qu’informelle de l’Art Brut arraché au quotidien, au lieu de s’émouvoir de l’irruption spontanée de la poésie fantastique dans sa petite réalité médiocre, je ne sais pourquoi il s’est mis à crier. Et cela n’avait rien d’un de ces cris libérateurs qui accompagnent parfois l’aboutissement d’un acte créatif. Non, il disait: – « Mais merde, fais chier Crevette ! »
J’’sais pas pourquoi c’est toujours moi qui me fait engueuler !