Il fallait que je me tire ! Ils n’allaient tout de même pas me garder éternellement prisonnière entre ces quatre murs (oui, ils sont plus nombreux, j’en conviens, c’est une figure de style, ne soyez pas si chipoteux), ni penser que j’allais me contenter de ce petit bout de jardin ridicule. Comprenez bien, je n’ai rien contre la présence -quoique un peu poisseuse- de mes zoms de compagnie mais il devenait indispensable, à six mois révolus, que j’explore le grand monde et que je risque mes frêles papattes sur le chemin rugueux de la vie.C’est ce qu’entre nous, jeunes matous, nous appelons le Syndrome de Monsieur Séguin (mais non, la chèvre, pas le zumain à costard). La lancinante plainte du pauvre briquet cloitré qui, quelque soit l’épaisseur de sa laisse, ne rêve que de loin, de liberté retrouvée.
Aussi, n’écoutant que mon courage et poussée par la fière intrépidité propre à ma race, j’ai profité d’un léger entrebâillement de la porte pour me faire la belle.
Et croyez-vous qu’il se passât ?
L’état d’urgence aussitôt décrété. Pis que si trois camions de barbus avaient débarqué en centre ville.
Affolés qu’ils étaient -et dans quel état !- tout ça parce que je m’étais absentée une petite demie heure. Bon, d’accord, deux ou trois heures… mais de là à alerter les voisins. Et à fouiller tous les jardins. Heureusement que c’était férié ou mon retour aurait été accueilli par les pompiers.
Ça y est en voilà un qui braille comme un sourd à en réveiller tout le quartier… et l’autre qui tapote ma gamelle comme s’il suffisait d’un piège aussi grossier pour me faire rappliquer. Oh les funestes naïfs qui espèrent me berner si facilement… snif, snif… quoique, ça sent le saumon, si je ne m’abuse. Je pense que je vais me laisser tenter.
Allons, faisons mine de se laisser attraper au prix de mille efforts. Si c’est Grand Asperge qui me prend, il me portera dans ses bras, c’est toujours ça de moins à marcher pour mes fragiles coussinets.
De toute façon, je ne vois pas pourquoi ils s’alarment: je ne compte pas aller bien loin, je me contenterai même de passer mes journées sur le pas de la porte à regarder passer les passants (fort rares au demeurant) ou simplement les courses d’escargots et les batailles de fourmis. Je suis plutôt pantouflarde, il faut bien le dire.
Mais, ce qui m’amuse vraiment c’est de jouer à cache-cache avec mes loustics, de voir mes deux zoms me cavaler après tandis que je me tapis in extremis entre les pneus du camion ou que je saute sur un muret pour leur échapper et les narguer. Allez, vas-y remue-toi mon vieux, attrape-moi, si tu peux. Oh, je vois bien qu’ils ne sont pas très joueurs. Et beaucoup trop bruyants avec leurs « Reviens, Crevette », leurs « Allez, Crevette, viens » et autres manifestations vocales sans intérêt puisque, de toute façon, je ne reviens que si je veux. Mais ils m’amusent vraiment avec leurs carcasses maladroites et leur difficulté à se mouvoir avec grâce. Trop grossiers, décidément. Trop lents aussi, je suis obligé de ralentir souvent pour ne pas trop les décourager. Bref, trop lourds, trop fatigués, trop rouges, trop essoufflés…
… peut-être déjà trop vieux ?